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Channel: Ouessant-mouton / les Lutins du M.
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Le mouton, la brebis.

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La brebis est absolument sans ressource et sans défense. Les moutons sont encore plus timides que les brebis; c'est par la crainte qu'ils se rassemblent si souvent en troupeaux; le moindre bruit extraordinaire suffit pour qu'ils se précipitent et se serrent les uns contre les autres; et cette crainte est accompagnée de la plus grande stupidité, car ils ne savent pas fuir le danger: ils semblent même ne pas sentir l'incommodité de leur situation; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à la neige; ils y demeurent opiniâtrement, et, pour les obliger à changer de lieu et à prendre une route, il leur faut un chef qu'on instruit à marcher le premier, et dont ils suivent tous les mouvements pas à pas. Ce chef demeurerait lui-même, avec le reste du troupeau, sans un mouvement dans la même place, s'il n'était chassé par le berger ou excité par le chien commis à leur garde, lequel sait, en effet, veiller à leur sûreté, les défendre, les diriger, les séparer, les rassembler et leur communiquer les mouvements qui leur manquent.

Ce sont donc, de tous les animaux quadrupèdes, les plus stupides; ce sont ceux qui ont le moins de ressource et d'instinct. Les chèvres, qui leur ressemblent à tant d'autres égards, ont beaucoup plus de sentiment; elles savent se conduire, elles évitent les dangers; elles se familiarisent aisément avec les nouveaux objets; au lieu que la brebis ne sait ni fuir ni s'approcher: quelque besoin qu'elle ait de secours, elle ne vient point à l'homme aussi volontiers que la chèvre; et, ce qui, dans les animaux, paraît être le dernier degré de la timidité ou de l'insensibilité, elle se laisse enlever son agneau sans le défendre, sans s'irriter, sans résister, et sans marquer sa douleur par un cri différent du bêlement ordinaire.

Mais cet animal si chétif en lui-même, si dépourvu de sentiment, si dénué de qualités intérieures, est pour l'homme l'animal le plus précieux, celui dont l'utilité est la plus immédiate et la plus étendue: seul il peut suffire aux besoins de première nécessité; il fournit tout à la fois de quoi se nourrir et se vêtir, sans compter les avantages particuliers que l'on sait tirer du suif, du lait, de la peau et même des boyaux, des os, et du fumier de cet animal, auquel il semble que la nature n'ait, pour ainsi dire, rien accordé en propre, rien donné que pour le rendre à l'homme.

L'instinct est d'autant plus sûr qu'il est plus machinal, et, pour ainsi dire, plus inné: le jeune agneau cherche lui-même dans un nombreux troupeau, trouve et saisit la mamelle de sa mère sans jamais se méprendre. L'on dit aussi que les moutons sont sensibles aux douceurs du chant, qu'ils paissent avec plus d'assiduité, qu'ils se portent mieux, qu'ils engraissent au son du chalumeau, que la musique a pour eux des attraits; mais l'on dit encore plus souvent, et avec plus de fondement, qu'elle sert au moins à charmer l'ennui du berger, et que c'est à ce genre de vie oisive et solitaire que l'on rapporte l'origine de cet art.

Ces animaux, dont le naturel est si simple, sont aussi d'un tempérament très faible; ils ne peuvent marcher longtemps; les voyages les affaiblissent et les exténuent; dès qu'ils courent, ils palpitent et sont bientôt essoufflés; la grande chaleur, l'ardeur du soleil, les incommodent autant que l'humidité, le froid et la neige; ils sont sujets à un grand nombre de maladies, dont la plupart sont contagieuses; la surabondance de la graisse les fait quelquefois mourir, et toujours elle empêche la brebis de produire; elles mettent bas difficilement, elles avortent fréquemment, et demandent plus de soins qu'aucun des autres animaux domestiques.

Les gens qui veulent former un troupeau, et en tirer du profit, achètent des brebis et des moutons de l'âge de dix-huit mois ou deux ans. On peut en mettre cent sous la conduite d'un seul berger; s'il est vigilant et aidé d'un bon chien, il en perdra peu. Il doit les précéder lorsqu'il les conduit aux champs, et les accoutumer à entendre sa voix, à le suivre, sans s'arrêter et sans s'écarter dans les blés, dans les vignes, dans les bois et les terres cultivées, où ils ne manqueraient pas de causer du dégât. Les coteaux et les plaines élevées au-dessus des collines sont des lieux qui leur conviennent le mieux: on évite de les mener paître dans les endroits bas, humides et marécageux. On les nourrit pendant l'hiver, à l'étable, de son, de navets, de foin, de paille, de luzerne, de sainfoin, de feuilles d'orme, de frêne, etc . On ne laisse pas de les faire sortir tous les jours, à moins que le temps ne soit fort mauvais; mais c'est plutôt pour les promener que pour les nourrir; et, dans cette mauvaise saison on ne les conduit aux champs que sur les dix heures du matin: on les y laisse pendant quatre ou cinq heures, après quoi on les fait boire et on les ramène vers les trois heures après midi. Au printemps et en automne, au contraire, on les fait sortir aussitôt que le soleil a dissipé la gelée ou l'humidité, et on ne les ramène qu'au soleil couchant.

Tous les ans on fait la tonte de la laine des moutons, des brebis et des agneaux: dans les pays chauds, où l'on ne craint pas de mettre l'animal tout à fait à nu, l'on ne coupe pas la laine, mais on l'arrache, et on en fait souvent deux récoltes par an; en France, et dans les climats plus froids, on se contente de la couper une fois par an, avec de grands ciseaux, et on laisse aux moutons une partie de leur toison, afin de les garantir de l'intempérie du climat. C'est au mois de mai que se fait cette opération, après les avoir lavés, afin de rendre la laine aussi nette qu'elle peut l'être: au mois d'avril il fait encore trop froid; et si l'on attendait les mois de juin ou juillet, la laine ne croîtrait pas assez pendant le reste de l'été pour les garantir du froid pendant l'hiver. La laine des moutons est ordinairement plus abondante et meilleure que celle des brebis.

Comme la laine blanche est plus estimée que la noire, on détruit presque partout avec soin les agneaux noirs ou tachés; cependant il y a des endroits où presque toutes les brebis sont noires, et partout on voit souvent naître d'un bélier blanc et d'une brebis blanche des agneaux noirs. En France il n'y a que des moutons blancs, bruns, noirs et tachés; en Espagne il y a des moutons roux; en Ecosse il y en a des jaunes; mais ces différences et ces variétés dans la couleur sont encore plus accidentelles que les différences et les variétés des races, qui ne viennent cependant que de la différence de la nourriture et de l'influence du climat.

Buffon, dans "Histoire Naturelle"

Le mouton, la brebis.

Succulent!

Cet écrit du milieu du 18ème siècle, tiré de l'œuvre de Buffon donc, je m'en délecte encore et toujours. L'animal domestique brebis y est traité dans le même style et la même approche que ce qui fut rédigé alors sur les autres espèces. Un discours bien loin d'être véritablement naturaliste, bien plus empreint de projections de valeurs humaines derrière les simples constats de l'observation et sans grande rigueur de l'analyse comme on le ferait au contraire de nos jours de par l'ethologie et autres sciences de la nature..

Buffon n'étant pas un homme de terrain, il n'hésitait pas d'ailleurs à décrire des espèces qu'il n'avait jamais observées lui-même mais dont il avait connaissance par ce que ses confrères pouvaient rapporter.

On ne pourra pas lui reprocher par contre de ne jamais avoir vu de moutons, puisqu'encore durant le siècle de son existence ( 1707-1788), les ovins faisaient partie du paysage de la société d'alors comme depuis "toujours". Cependant, de par les lignes de Buffon, on perçoit les représentations du monde pour l'époque et en particulier celles du monde animal. Comme quoi culture et connaissances d'une société construisent le regard que nous pouvons avoir sur le monde qui nous entoure, au-delà des simples approches individuelles ... et nous devons bien être conscients que le chemin vers la lucidité est encore long pour notre humanité du 21ème siècle elle-même.

Concernant Buffon, une chose est certaine: il ne connaissait pas le mouton d'Ouessant qui n'est en rien concerné par certaines lignes qu'il a écrites sur la brebis. Mais on ne lui en tiendra pas trop rigueur et on se contentera de sourire avec indulgence devant ce texte (et bien d'autres de son œuvre).

Pour la petite histoire me concernant, c'est vers l'âge de dix ans que je découvrais une partie des écrits de Buffon, par un curieux hasard. Alors que mon grand-père était chargé de brûler le bric à brac du grenier d'une vieille dame en un tas élaboré en son jardin, je tirai in extremis du feu un vieil ouvrage qui regroupait descriptions par Buffon d' un certain nombre d'espèces animales . Pas un tome de l'œuvre originale, mais tout de même un de ces vieux livres du 19ème qui ont toujours le don de faire rêver, et qui alors se vit étancher partie de ma soif d'enfant passionné de zoologie ou du moins encore simplement d'animaux, à une époque où presse et ouvrages dits naturalistes se faisaient encore rares.

Cet instant, en une ambiance automnale sous les clameurs des grues voyageuses, fut donc pour moi un de ces instants magiques qui vous suit toute votre vie. Les années ont passé et quand il m'arrive de retomber sur ce livre, c'est un trésor que je tiens entre mes mains, pour le souvenir, pour les vibrations d'alors que je perçois encore...

Succulent n'est-ce pas cette description de la brebis (et du mouton!)? On ne tiendra rigueur en rien à Monsieur le Comte de Buffon et on reconnaîtra au moins l'œuvre magistrale que fut la sienne en son temps (36 tomes... avec l'aide de Lacépède pour la poursuivre après sa mort).


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